3
La statue

La fête s’était terminée au petit matin et chacun était allé au lit afin de se reposer. Avant de rejoindre leur campement, les minotaures avaient pris quelques minutes pour faire leurs ablutions dans l’eau glacée de la baie d’Upsgran et entonner leur prière rituelle du matin. Leurs chants de gorge s’étaient répandus dans l’air frais comme le murmure lointain du passage des oies migratrices au printemps. Le concert des sirènes de la veille avait lancé la fête, celui des hommes-taureaux venait de la conclure de magnifique façon.

— Tu vas dormir ? demanda Frilla Daragon à Médousa qui marchait nonchalamment vers les quais.

— Non, pas maintenant, répondit la gorgone. J’ai envie de me baigner un peu avant.

— Sois prudente, l’eau est encore très froide et… et je crois qu’il vaudrait mieux que je demeure sur la rive pour m’assurer que tu ne coules pas à pic !

— Ne vous en faites pas, répondit Médousa, car je suis une créature à sang froid. À moins d’un froid ou d’une chaleur excessive, mon corps s’adapte à la température environnante. Ne craignez rien, je nage encore mieux que je marche !

— Très bien, alors ! Je te souhaite une bonne baignade.

— Merci, à plus tard !

La gorgone se rendit au bout du quai et, tout habillée, plongea sans hésitation. Une fois dans l’eau, quelques frissons lui parcoururent le corps avant qu’elle ne s’adapte à ce nouveau milieu. Médousa fit ensuite quelques brasses jusqu’à un coin tranquille qu’elle connaissait bien. Cet endroit, une toute petite plage entourée de falaises et presque inaccessible par la côte, lui servait de refuge lorsqu’elle avait envie d’être seule. Un simple hamac tendu entre deux arbres distordus par les vents marins, un petit coffre contenant ses effets personnels et une bonne couverture de laine lui servaient de maison à ciel ouvert. Rapidement, la gorgone retira ses vêtements mouillés et les mit à sécher sur un rocher, puis elle s’installa confortablement dans son hamac en s’enroulant dans sa couverture. Elle retira ses lurinettes et se couvrit la tête afin de ne pas être incommodée par le soleil levant.

« Voilà un rythme de vie qui me convient bien, pensa-t-elle. Dormir le jour et vivre la nuit, il n’y a rien de mieux pour les gorgones ! Ici, je ne risque pas que Béorf me réveille avec ses blagues ridicules pour me sortir du lit… Ici, c’est mon petit coin de tranquillité… ma cachette à moi… mon… hummm. »

Médousa glissa vite dans le sommeil, mais juste avant midi, à sa grande surprise, c’est Béorf qui la réveilla brusquement.

— Médousa ! Médousa, réveille-toi ! cria-t-il en secouant violemment le hamac de son amie.

— Mais qu’est-ce que… mais que…, balbutia la gorgone, mais que fais-tu ici ? Va-t’en ! Laisse-moi dormir en paix !

— Médousa ! insista le gros garçon d’une voix oscillant entre la panique et la rage. Dis-moi que tu n’as pas fait cela ! DIS-MOI QUE CE N’EST PAS TOI !

— Quoi ?! Mais qu’est-ce que j’ai fait ?! Ah ! mais quel emmerdeur ! Passe-moi mes lurinettes avant que…

— Avant que tu fasses une autre victime ? l’interrompit Béorf en lui tendant l’objet. C’est cela ?

— C’est cela, quoi ?! Quelle victime ?! Explique-toi ! D’abord, comment m’as-tu trouvée ?

— Je sais depuis longtemps que c’est ici que tu te réfugies quand tu as besoin d’être seule, lui avoua Béorf. Je t’ai suivie plusieurs fois en barque. Il a bien fallu que je sache où tu étais… Tu disparaissais sans rien dire et j’étais inquiet !

— Bon, ça va… tu es pardonné, répondit Médousa en bâillant. Apporte-moi mes vêtements qui sèchent, juste là, sur la grosse pierre.

Béorf apporta les vêtements à son amie, puis se retourna pour lui laisser un peu d’intimité. Une fois habillée, la gorgone demanda :

— Alors, qu’est-ce que j’ai encore fait qui te bouleverse autant ?

— Tu n’es vraiment pas au courant ? fit Béorf, visiblement troublé.

— Au courant de quoi ?!

— Dans ce cas, tu n’aurais pas vu d’autres gorgones dans les parages ?

— Non ! Je n’ai pas vu de gorgones, pas de serpents à plumes et pas d’éléphants roses !

— Rien de suspect dans les environs ?

— NON ! Mais cesse donc toutes ces questions et dis-moi ce qui se passe une fois pour toutes !

— Ah !… si je te le disais, tu ne me croirais pas !… Viens avec moi et prenons ma barque pour rentrer à Upsgran, je vais te montrer, lui dit Béorf, dépité.

Quelques instants plus tard, Médousa s’installa dans l’embarcation en maugréant. Elle qui croyait pouvoir se prélasser dans son hamac toute la journée se serait bien passée de ce réveil brutal et de cette balade en plein soleil. Ce que la gorgone ne savait pas encore, c’est qu’elle était attendue de pied ferme à Upsgran.

Tous les invités qui avaient participé à la fête de la veille s’étaient rassemblés au port. Les yeux comme des poignards prêts à frapper, ils attendaient debout, dans un silence sec, qu’arrive l’embarcation de Béorf. Lorsqu’il fut près du quai, le gros garçon demanda qu’on l’aide à amarrer la barque, puis, sous le regard de tous, il se dirigea avec Médousa vers la vieille forteresse des béorites où l’attendaient Geser Michson, Maelström et Lolya.

— Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à me fixer ainsi ? demanda à voix basse la gorgone. Il y a tant de haine dans leurs yeux… On dirait qu’ils se retiennent pour ne pas m’arracher la tête ou me faire écarteler.

— Tu as raison, Médousa, ils s’efforcent de garder leur calme, car, en tant que chef du village, je leur ai ordonné de te laisser tranquille jusqu’à ce qu’une enquête soit faite.

— UNE ENQUÊTE ! s’exclama Médousa. Mais… mais une enquête sur quoi ?

— Une enquête sur le meurtre d’Amos ! Tiens, vois par toi-même !

Tout en haut de la colline de la vieille forteresse, Béorf fit signe à Médousa de passer devant lui. La gorgone tomba à genoux en découvrant la douloureuse scène qui se dévoila devant ses yeux.

— OHHH NON ! fit-elle en tremblant comme une feuille. CE N’EST PAS MOI ! IL FAUT ME CROIRE, JE JURE QUE CE N’EST PAS MOI QUI AI FAIT CELA !

En face de la gorgone en larmes, le corps pétrifié d’Amos Daragon se tenait debout. L’expression de son visage dénotait de la stupeur, un peu comme s’il avait été saisi à l’improviste. Ses poings étaient fermés et les nerfs de son cou, très tendus.

— Et qu’est-ce qui nous prouve que ce n’est pas toi ? questionna l’un des chevaliers de Junos qui se trouvait sur la scène du crime afin d’empêcher les curieux de s’en approcher. Tu es la seule créature ici qui puisse transformer la chair en pierre !

— NON ! NON ET NON ! insista Médousa, prise de panique. CE N’EST PAS MOI ! DIS-LEUR, BÉORF, QUE JE NE FERAIS JAMAIS UNE TELLE CHOSE ! TU ME CONNAIS, TOI, TU SAIS TOUT DE MOI ! DIS-LEUR… S’IL TE PLAÎT !

— Je ne sais pas quoi penser, Médousa…, murmura Béorf en haussant les épaules. Peut-être que c’était un accident ?…

— TU CROIS QUE J’AURAIS PU FAIRE ÇA, BÉORF ?! hurla la gorgone, au désespoir. TU CROIS VRAIMENT QUE C’EST MOI ?

— Dans mon cœur, répondit le gros garçon en baissant les yeux, je sais que ce n’est pas toi. Mais, logiquement, je n’arrive pas à comprendre ce qui est arrivé à Amos.

— Alors, tu me défendras, Béorf, si les gens veulent me tuer ? demanda la gorgone en se jetant dans les bras de son ami.

— Bien sûr. Personne ne te fera de mal…, lui chuchota-t-il à l’oreille. Je jure que personne ne touchera à un seul de tes jolis serpents tant et aussi longtemps que je serai chef de ce village.

Entre-temps, tous les habitants d’Upsgran ainsi que les invités de la fête avaient formé un immense cercle autour de la statue d’Amos. Sous les ordres de Junos, les chevaliers délimitèrent un périmètre de sécurité que tout le monde respecta de bonne grâce.

— Médousa ! claironna tout à coup le roi du royaume des quinze. En tant que première suspecte dans cette affaire, nous devons te mettre sous les verrous pendant que nous reconstituerons les événements qui ont précédé le crime. Tu comprendras, ma jeune amie, que ce n’est pas de gaieté de cœur que…

— Arrête tout de suite, Junos ! ordonna Frilla en s’approchant de son mari. Médousa n’est certainement pas responsable de ce qui arrive à mon fils. J’ai bavardé longuement avec Amos, ici même, tôt ce matin, pendant les chants des minotaures. C’était avant de rencontrer Médousa sur les quais d’Upsgran. Je trouvais imprudent qu’elle se baigne seule et j’ai demandé à un de nos chevaliers de veiller sur elle. Celui-ci vient de m’assurer qu’elle est restée toute la matinée sur une petite plage non loin d’Upsgran. Je t’affirme qu’il était donc impossible pour Médousa de pétrifier Amos depuis le moment où j’ai quitté mon fils. Elle est innocente et nous n’avons pas à la mettre au cachot.

— Merci…, soupira la gorgone, soulagée. Merci beaucoup…

— Tu n’as pas à me remercier, Médousa, dit Frilla en l’embrassant sur la joue. Je sais que ce n’est pas ta faute et que tu aurais été incapable de faire une chose pareille.

— Et si je l’avais fait par accident, renifla la gorgone en essuyant ses larmes, je vous jure que je me serais regardée dans un miroir afin de renverser le sort… et…

— …et tu serais morte sur le coup…, continua Béorf. Exactement comme lorsque tu l’as fait pour moi. Et ne serait resté de ton corps qu’un tas de poussière, n’est-ce pas ?

— C’est exact…, répondit la gorgone. Mais je n’aurais pas hésité une seconde à me sacrifier pour réparer mon erreur !

— Je te crois, assura Frilla en la serrant dans ses bras. Je sais bien que tu n’hésiterais pas une seconde à te sacrifier pour Amos ! D’ailleurs, je pense que tous ses amis le feraient…

Junos fit quelques pas autour du corps pétrifié d’Amos. Il observa attentivement le sol pour trouver d’éventuels indices, puis déclara après de longues minutes de silence :

— Il n’y a que les traces de Frilla et celles de Lolya qui a trouvé Amos ainsi ce matin… D’ailleurs, où est-elle ? Quelqu’un aurait-il vu Lolya ?

— Elle est dans la serre, affirma Maelström en montrant de la tête la vieille forteresse des béorites. Je l’ai vue s’y précipiter en pleurant… Elle… elle était complètement bouleversée !

— Tu veux bien lui demander de venir nous rejoindre ? fit Junos. J’ai besoin d’elle pour essayer de reconstituer ce qui s’est passé… Elle pourra peut-être nous fournir un détail important qui nous donnera une piste à suivre !

— Ne te dérange pas, Maelström, j’y vais… lança Geser en décollant au pas de course.

Le béorite entra dans la vieille forteresse et se dirigea rapidement vers les appartements de Lolya. Sur son chemin, il découvrit par terre la dague de la jeune nécromancienne. La lame, d’ordinaire si rutilante, était maintenant tout oxydée et paraissait sur le point de s’effriter.

« Ce n’est pas normal, ça ! s’inquiéta Geser. Depuis son retour de Berrion, Lolya ne s’était jamais séparée de sa dague…»

L’instant d’après, il frappa quelques coups à la porte de la serre et y entra sans attendre de réponse. Lolya gisait sur le sol, sans vie. Entre ses doigts, un bout de papier : « J’ai tué Amos, pardonnez-moi. »

 

Le Masque de l'Ether
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